Un fossé entre discours et actes

de: Interview Aline Zuber, secrétaire syndicale SSP Genève

À Genève, le Département de l’instruction publique (DIP) n’est pas à la hauteur de l’urgence climatique. Éclairage avec Sébastien Bertrand et Patrick Chappuis, membres du SSP et du collectif des Enseignant-e-s pour le climat.

Eric Roset

Où en est l’enseignement de la justice climatique au sein de l'école publique genevoise?

Sébastien Bertrand – Le message relayé par le Département de l’instruction politique (DIP), de la formation et de la jeunesse (DIP) se limite aux «petits gestes qui comptent», occultant du même coup la responsabilité des structures de pouvoir dans le saccage du climat, de l’environnement et du tissu social. Si certain-e-s enseignant-e-s sensibles à cette problématique réalisent un travail important auprès des élèves, le département continue de nourrir un discours culpabilisant et démobilisateur, faisant porter la responsabilité aux individu-e-s. Il existe des projets intéressants mis sur pied par le service DIP21, mais ce dernier souffre d’un manque de moyens qui limite ses possibilités et son champ d’action pédagogiques. On en revient à la nécessité de créer des postes de terrain et d’injecter les ressources nécessaires pour offrir aux élèves une formation à la hauteur des enjeux.

Patrick Chappuis – Sans parler de «justice climatique», le Plan d’étude romand (PER) stipule clairement que les dangers du dérèglement climatique doivent faire partie intégrante de l’enseignement dans les écoles publiques. Or, on observe un manque de volonté du côté du DIP, notamment pour développer des programmes abordant cette thématique de façon interdisciplinaire. Il est pourtant évident que ce problème est multifactoriel et nécessite une mise en commun des savoirs. On constate aussi que le DIP peine à lui conférer une place centrale en engageant l’ensemble des départements et des établissements. Certains établissements essaient de bien faire, mais doivent faire face à un manque de financement. Par ailleurs, l’enseignement de cette thématique souffre du mirage technologique promu par certains discours et politiques d’éducation publique, comme en témoigne le contenu du PER – qui continue notamment de promouvoir la croissance verte.

Le DIP prend-il en considération l’urgence climatique dans ses politiques?

S.B. Clairement pas assez. L’attitude du DIP vis-à-vis des activistes de la Grève du climat et de leurs soutiens est un exemple parlant de ce manque de considération. En novembre 2021, alors que nous remettions un cahier de revendications à la conseillère d’Etat en charge du DIP, la police a débarqué, probablement sur demande du département. Nous étions pourtant un tout petit groupe et n’avons animé la rue que quelques minutes… Aussi, à chaque fois que nous questionnons le département sur la question climatique, nous obtenons la même réponse-type nous expliquant que le DIP fait déjà tout ce qu’il peut.

P.C. Il existe un fossé entre le discours étatique, qui parle désormais d’«urgence climatique», et les actes totalement insuffisants. L’Etat continue de faire du dérèglement climatique une question secondaire, sans y allouer les moyens nécessaires. En outre, le DIP mise sur la promotion du numérique à l’école, sans prendre en compte son coût écologique.

Au début des mobilisations sur le climat, le DIP avait affiché une certaine bienveillance. En novembre 2021, il a adopté une politique de tolérance zéro à l’égard des élèves grévistes. Cela a-t-il mis un frein au mouvement?

S.B. Oui, mais d’autres causes entrent en jeu, notamment les conséquences de la pandémie. Nous déplorons aussi l’absence d’un espace de dialogue et de discussion entre le DIP et les grévistes. Les élèves ont pourtant demandé un tel espace à de multiples reprises. L'attitude du DIP n’en est que plus décourageante.

P.C. Ce tour de vis affligeant témoigne du manque de volonté du DIP de prendre cette problématique à bras-le-corps, les conseillers d’Etat préférant afficher une attitude méprisante à l’égard des activistes. Cette répression a eu un impact non négligeable. Il ne faut cependant pas minimiser le Covid--19 et ses effets néfastes sur les luttes collectives.

Le sentiment d’impuissance des jeunes est palpable. En tant qu’enseignants, en êtes-vous témoins? Le DIP soutient-il les élèves atteint-e-s d’éco-anxiété?

S.B. Les élèves sont pris en étau entre deux angoisses pour leur futur: celle de la « fin du mois » et celle de la «fin du monde». Aux préoccupations liées à l’école, au marché du travail et à la contrainte de se faire une place dans une société toujours plus compétitive, s’ajoute l’horizon de la catastrophe climatique. À ma connaissance, le département n’a rien mis en place pour répondre à la problématique de l’éco-anxiété ou d’autres angoisses parmi les élèves. Il faudrait mieux entendre les préoccupations des élèves et mettre les moyens nécessaires à leur accompagnement social et psychologique.

P.C. En quinze ans de carrière, j’entends pour la première fois des adolescent-e-s me dire: «Dans le monde dans lequel on va vivre, cela ne sert à rien de faire des projets». Pour elles et eux, la pandémie a été une preuve supplémentaire de l’imprévoyance de nos politiques. Les jeunes ont besoin de mesures politiques réelles pour reprendre espoir et surmonter la crise existentielle collective qui les habite, car c’est l’inaction coupable des adultes qui les angoisse. Cette situation renforce les frustrations chez les élèves, qui nous disent régulièrement: « Pourquoi nous dites-vous ça à nous? On le sait et on ne peut rien faire. Allez dire ça aux décideurs-euses». Et ils ont raison.


École et climat, deux faces d’une même lutte

Comment envisagez-vous le rôle des syndicats dans la lutte pour la justice climatique?

S.B. Nos actions doivent se placer sous le signe de la convergence. La lutte pour la justice climatique est indissociable de la bataille syndicale pour de meilleures conditions de travail, contre l’augmentation de l’âge de la retraite, pour la création d’emplois et la réduction du temps de travail.

Il faut également exercer une pression dans le domaine de l’orientation professionnelle afin de valoriser les métiers dans des secteurs durables tels que la santé, le social, l’agriculture intégrée, etc.

Quant aux programmes scolaires et aux compétences qu’on cherche à développer, ils doivent faire réellement état de la gravité du problème et cesser de se cacher derrière les mensonges recouverts par les concepts de «croissance verte» et de «développement durable».

Enfin, le rôle de nos organisations est aussi de promouvoir la vision d’une école et d’une éducation plus solidaires, moins inégalitaires. C’est d’autant plus urgent dans un contexte qui favorise toujours plus la compétition et l’individualisme. Pour cela, il faut que les gens se mobilisent, et renforcent les syndicats et collectifs qui luttent sur les fronts de l’écologie et du travail.

P.C. Les syndicats doivent accompagner les jeunes dans cette lutte en leur fournissant des outils qui leur permettent de s’autonomiser. Il faut apporter aux jeunes nos expériences et leur montrer des exemples de victoire, mais il revient aussi aux nouvelles générations d’inventer leurs propres moyens de lutte.