«A Genève, le social est très malade»

Le témoignage de Louis, employé au sein d’une institution affiliée à l'Association genevoise des organismes d’éducation, d’enseignement et de réinsertion (AGOEER).

photo Eric Roset

«À Genève, le social est très malade. Et cette maladie prend racine au niveau politique: la politique appliquée au social ne fonctionne pas.

Dans chaque institution, on voit des collègues en souffrance, de plus en plus nombreux·ses. Ils et elles n'en peuvent plus, sont surchargé·e·s de tâches administratives, ne trouvent plus de sens au travail qu'ils et elles ont choisi parce qu'il était, au départ, basé sur la relation humaine. Les valeurs qui les animaient sont mises à mal. Tout cela se traduit par une multiplication des burn-out.

Mal-être en hausse
On voit surtout des bénéficiaires déstabilisés par le turnover incessant du personnel fixe. Il y aussi le va-et-vient des intérimaires remplaçant celles et ceux qui sont en arrêt. Ces remplaçant·e·s ne connaissent pas toujours les usagers·ères et travaillent régulièrement dans l'urgence, dans des conditions violant parfois le droit du travail (des semaines de près de 80 heures!). Le tout avec la «bénédiction» des institutions, leurs principales clientes, qui ferment les yeux.

Conséquence: nous assistons à une augmentation des troubles du comportement chez nos bénéficiaires, souvent le seul moyen qu’ils ont pour nous signifier leur mal-être. Ce mal-être est traité ensuite par une augmentation de la médication – qui traite le symptôme, mais pas la cause!

Il y a aussi la gestion des institutions, de plus en plus catastrophique. D'ailleurs, nos directions dénoncent aujourd’hui la CCT. Elles nous parlent de toilettage. Mais quand on veut dégrader les conditions de travail et remettre en question les acquis, cela s’appelle une attaque.

Le social-management
Mettre des managers et des gestionnaires-comptables issus de l’économie à la tête de nos institutions est une grave erreur. Certes, il faut maintenir un certain équilibre financier. Mais il ne faut pas en faire une ritournelle, rabâchée à chaque assemblée du personnel. Nos directions répètent sans cesse qu'il faut nous réinventer, être créatifs·ves, faire toujours plus avec toujours moins. Mais à un certain point, le miracle n'est plus possible!

Les personnes qui nous dirigent sont de plus en plus déconnectées du terrain. Elles ne connaissent plus la réalité de nos métiers.

La confiance est rompue. L'ambiance est délétère. Souvent, la délation est valorisée. C'est bien connu: si la base est désunie, c'est la tranquillité assurée pour la direction. Et gare à vous si vous osez avancer un autre avis que celui qui émane de la sacro-sainte hiérarchie. Vous risquez d’être licencié·e. Comment des institutions dites sociales peuvent-elles devenir l'exact contraire de ce qu'elles prônent?

De la vitrine à la réalité…
Ces mêmes institutions se vantent de pratiquer l'excellence en arborant de belles vitrines internet et de brillants projets pédagogiques. Mais la réalité est moins étincelante. Nous assistons chaque jour, impuissant·e·s, à de vrais drames. Ces drames sont les conséquences tragiques du passage en force de hiérarchies qui omettent de consulter les bénéficiaires ou ne tiennent pas compte de leurs avis. Sans oublier l'argent qu'on leur ponctionne de plus en plus souvent – pour des transports, pour la gestion de leur dossier, pour des repas à l'extérieur ou même à l'interne. Alors que, il y a peu, toutes ces prestations étaient couvertes par le prix de pension!

Conséquence: les usagers·ères les moins fortunés·e·s ne pourront bientôt plus aller au restaurant, rendre régulièrement visite à leurs parents âgés, voire même partir en vacances – ce qui va à l'encontre de l’inclusion vantée par les directions. Tout cela ressemble à de l'abus de faiblesse. C'est scandaleux.

Pour un changement de fond
Nous voulons que les décideurs·euses, politiques ou institutionnel·le·s, soient issu·e·s du terrain, avec de vraies sensibilités humaines. Sans cela, nous courons au clash, parce qu’il n'est plus possible de traiter l'humain comme un pion.

Nous devons ouvrir un vrai débat: quelle qualité de vie notre société souhaite-elle pour ses citoyen·ne·s fragilisé·e·s et/ou en situation de handicap?

Nous voulons une société qui prenne soin de ces personnes de manière qualitative, bienveillante et respectueuse. Nous ne voulons plus entendre parler d'entreprises sociales ou de socio-management sur notre lieu de travail. Notre métier est fait de coeur, de patience et de passion et non de stratégie, de calcul et de paperasse. Nous voulons un vrai changement de paradigme, grâce auquel l’être humain serait vraiment remis au centre de nos préoccupations, avec les moyens nécessaires pour que cela redevienne possible».