A l’université, 80% de précaires

de: Interview journal «Services Publics»

Le collectif Petition Academia a réuni plus de 8300 signatures contre la précarité au sein des hautes écoles. Il les déposera le 8 octobre à Berne. Questions à Sophie*, membre du collectif et du SSP et assistante-doctorante à l’Université de Genève.

Photo SSP

Quelle est l’étendue de la précarité dans les universités helvétiques?

Sophie* – 80% du personnel académique – doctorant-e-s, post-doctorant-e-s, chargé-e-s d’enseignement et collaborateurs-trices scientifiques – est engagé avec un contrat de durée déterminée (CDD). La palette de ces contrats précaires est large: certain-e-s signent des contrats de cinq ans, renouvelables chaque année; d’autres des contrats de deux ans; des rapports de travail doivent être renégociés tous les six mois, etc.

Le CDD engendre une grande insécurité, qui empire encore lorsque le contrat doit être renouvelé chaque année: une telle situation implique des tracasseries administratives, des difficultés à trouver un logement, mais aussi une forte dépendance face aux professeur-e-s.

Une part importante des enseignant-e-s et chercheur-euse-s en CDD ont plus de 35 ans. Elles et ils se trouvent ainsi dans une situation de grande vulnérabilité, à un âge où beaucoup pensent à fonder famille et/ou avoir des enfants. Les femmes sont les premières à en souffrir.

Vous pointez aussi du doigt des entorses au droit du travail…

En matière de protection des salarié-e-s, les universités suisses sont une espèce de no man’s land: les heures supplémentaires non payées sont la norme, le travail du samedi et du dimanche aussi; des salariées sont licenciées au retour de leur congé maternité; il n’existe aucune structure efficace vers laquelle se tourner en cas de harcèlement, une réalité pourtant bien présente.

Certain-e-s professeur-e-s abusent de leur pouvoir, par exemple en demandant à certain-e-s doctorant-e-s de ranger leur bureau, ou à d’autres de travailler à 100% alors qu’ils sont engagé-e-s à 70%. Or quand on n’a pas de sécurité de l’emploi, il est presque impossible de faire valoir ses droits !

La prolifération des petits temps partiels est un autre problème. Un nombre non négligeable d’enseignant-e-s et chercheurs-euses sont engagé-e-s à un taux entre 25% et 40%. Ils et elles acceptent ces emplois en espérant augmenter ensuite leur temps de travail. Or il s’agit de faux temps partiels, qui se transforment en piège: non seulement le taux d’engagement n’augmente pas, mais il est très difficile pour les personnes concernées de trouver du travail à côté, car leurs heures effectives de boulot sont nettement plus élevées que ce que stipule leur cahier des charges.

Au début des années 2000, les universités ont été mises en concurrence les unes avec les autres. Cela a-t-il un impact sur votre réalité?

Le système académique actuel combine une ultra-dépendance archaïque envers des professeur-e-s doté-e-s des pleins pouvoirs et un néolibéralisme qui met en concurrence toutes et tous, universités comme chercheurs-euses.

Cette mise en concurrence porte sur les postes de travail, mais aussi sur les financements.

Une part importante du financement des universités provient en effet de fonds tiers (Fonds national suisse, fonds européens). Ces fonds financent des recherches «sur projet». Ce système pousse les académicien-ne-s à passer un temps croissant à rédiger des projets afin de décrocher des subventions, aux dépens du temps consacré à la recherche elle-même.

Le système actuel a donc des conséquences doublement néfastes – sur les salarié-e-s, mais aussi sur la qualité de la recherche académique!

Comment mettre fin à cette situation?

Notre pétition est d’abord un cri d’alarme: la situation actuelle n’est pas tenable. Elle engendre un énorme gâchis, humain et scientifique

Nous demandons la création d’un nombre conséquent de postes stables pour les chercheurs-euses qui ont conclu leur doctorat. Leur statut se situerait entre celui des assistant-e-s-doctorant-e-s et celui des professeur-e-s d’université. Pour assurer la stabilité, il faudrait convertir les catégories de postes jusqu’à présent à durée déterminée en postes à durée indéterminée et réduire les ressources destinées aux projets de recherche en faveur d’un financement de base accru pour les hautes écoles.

Mettre fin aux statuts précaires permettrait ensuite de régler de nombreux autres problèmes, notamment le non-respect du droit du travail: avec un CDI, il est en effet beaucoup plus facile de se défendre, de s’organiser et de revendiquer ses droits.

Pouvez-vous tirer un premier bilan de votre démarche?

Dans les universités, la précarité et la mise en concurrence généralisée pour les postes et les financements rendent difficile l’organisation et la lutte collectives. Malgré tout, nous avons réussi à construire une forte solidarité entre nous autour de cette pétition. C’est un premier acquis.

Au vu de la précarité de nos statuts, nous sommes obligé-e-s de trouver des soutiens extérieurs à notre lutte. Or notre mouvement a permis de créer un réseau, de construire des liens avec des politicien-ne-s et des syndicats, et cela au-delà des frontières cantonales.

Un autre aspect positif, c’est que notre démarche a reçu un large écho dans la presse.

Avez-vous déjà pensé à la suite?

La pétition que nous déposerons le 8 octobre est un pas important, mais qui ne suffira probablement pas à changer la situation. Nous allons d’abord tenter de maintenir le réseau construit au cours de l’année écoulée. Et nous continuerons à mettre la pression sur les autorités politiques !


Repérages

«Un vrai succès»

Comment a surgi le collectif Petition Academia?

Sophie – En raison de leur engagement contre la précarité au sein des hautes écoles, certain-e-s d’entre nous ont été menacé-e-s de sanctions. Pour éviter d’être trop exposé-e-s, nous avons donc choisi de mener une démarche collective.

Cette démarche a pris la forme d’une alliance entre les associations représentant les corps intermédiaires de différentes universités, soutenues par plusieurs syndicats. En octobre dernier, elle a lancé la pétition du même nom – qui a été soutenue aussi par certain-e-s professeur-e-s.

Pourquoi mener cette démarche au niveau national?

Les universités sont des institutions cantonales, dont la plus grande partie du budget est définie par les cantons. Cependant, une part significative de la politique scientifique suisse – et de son financement – se décident aussi au niveau fédéral. Et lorsque nous nous adressons aux autorités cantonales, celles-ci nous répondent qu’elles n’ont pas la marge de manœuvre nécessaire pour modifier la situation.

Ce constat nous a amené-e-s à nous adresser directement au Parlement fédéral.

Comment s’est déroulée la récolte des signatures?

Notre texte a d’abord été bien relayé en Suisse romande. Dans un second temps, la presse alémanique s’y est intéressée après une forte mobilisation des corps intermédiaires en Allemagne. Cela a permis de donner un vrai écho national à notre pétition. Celle-ci a récolté plus de 8300 signatures – et cela, malgré la pandémie. C’est un vrai succès, car nous visions d’abord 5000 paraphes. Nous les déposerons le 8 octobre prochain au Palais fédéral.

*Prénom fictif

Interview parue dans Services Publics, n° 15, 1er octobre 2021


La pétition nationale pour mettre fin à la précarité dans les hautes écoles suisses (https://petition-academia.ch) sera déposée le vendredi 8 octobre à Berne.

Rendez-vous à 14:00 (Bundesterrasse Bundeshaus West 3011 Bern), pour une remise des signatures à 14:30.

Une délégation du SSP sera présente.