«On ne vit pas. On survit»

de: Guy Zurkinden, Rédacteur

Un travail dur; des salaires qui ne permettent pas de tourner; une société, Onet, aux pratiques tout sauf nettes; des politiques qui esquivent; des travailleurs déterminés à être respectés. Ce sont les ingrédients de la grève, d’une durée exceptionnelle pour la Suisse, menée par onze nettoyeurs à Genève.

photo Eric Roset

Par son communiqué de presse, le SSP Genève témoigne son soutien aux employé-e-s d'Onet dans leur lutte pour des conditions de travail décentes. Rencontre.

« Ils nous donnent des coups très forts, mais nous restons fermes ».

Depuis le 11 février, onze employés de la société Onet ne nettoient plus les toilettes publiques de la Ville de Genève. Leur revendication: pouvoir vivre de leur travail. Face à eux: une entreprise multinationale de logistique et nettoyage, contrôlée par une famille française; et le conseil administratif de la Ville de Genève – qui sous-traite depuis dix ans le nettoyage de ses WC à Onet.

Courir d’un wc à l’autre
« Nous faisons un travail peu valorisé et dur », résume un gréviste. Originaire d’Amérique latine, comme une majorité de ses collègues, ce nettoyeur doit garantir la propreté quotidienne de onze WC. Chaque WC comprend les toilettes hommes, femmes et pour personnes déficientes; il doit être nettoyé trois fois par jour entre 6 h et 16 h, deux fois de 17 h à 23 h.

En été, le stress grimpe: il faut décrasser aussi les latrines chimiques qui se multiplient dans la ville – avec un effectif inchangé. En hiver, il y a le froid, les pantalons et gants mouillés qui ne protègent pas des températures rigoureuses, les camions électriques qui ne chauffent pas.

Le contexte peut être rude: nettoyer les toilettes publiques, c’est aussi encaisser les menaces de personnes sous l’effet de drogues, alcoolisées ou décompensées. « Il y a les seringues par terre, les murs parfois pleins de sang. Une fois, nous avons même trouvé un cadavre ».

Onet, pas très « net »
Malgré les difficultés, les employés d’Onet jouent le jeu. « Notre boulot, on le fait bien. Genevois ou touriste, beaucoup nous félicitent de la propreté des WC ». Les pratiques de l’employeur, pas contre, sont loin d’être aussi propres. Les conditions de salaire et de travail se situent plutôt au fond de la cuvette: salaires au plancher; plannings non respectés; non-versement de la cotisation LPP; non-respect des plannings de travail et de la CCT; travail tous les samedis et dimanches.

« Manger que des pâtes »
La goutte de trop, c’est quand la société commence à diminuer les heures de travail – pourtant fixées contractuellement – de ses douze employés, baissant d’autant les salaires. Les conséquences sont dramatiques. « Depuis ces coupes, je touche 3000 francs nets par mois. Cela ne suffit pas », explique un gréviste. « On ne vit pas, on survit. Certains habitent à quatre, cinq ou six dans un appartement. D’autres doivent s’adresser au social », ajoute un collègue dont le salaire net a été raboté à 2200 francs mensuels. « Pour m’accorder un permis B, les autorités ont exigé que mes deux enfants aient leur chambre. Je paie donc 2300 francs par mois de loyer. S’y ajoutent l’assurance maladie, la nourriture, etc. Alors que mon revenu est tombé à 2800 francs par mois. Comment je fais pour survivre ? » demande un père de famille, d’origine portugaise. « Il faut se serrer la ceinture. Manger que des pâtes », glisse ironiquement un autre.

Virés sans motif
L’automne dernier, acculés financièrement, les salariés décident de dénoncer ces problèmes à la direction. La réponse est brutale: un premier collègue est licencié fin octobre, sans motif valable. Les employés se tournent alors vers le SIT. Mais le 21 décembre, un deuxième nettoyeur est viré. « Ils nous ont licenciés parce que nous avons osé nous organiser », témoigne ce dernier.

Le syndicat intervient à nouveau, en vain. Ne reste qu’une solution: « Nous avons commencé la grève. C’est le seul moyen pour qu’ils respectent nos droits. »

Le silence de la Ville
Le 11 février, l’arrêt de travail démarre, avec une présence devant les bureaux de l’entreprise. Les grévistes demandent la réintégration de leur camarade licencié abusivement; des contrats à temps complet et un salaire leur permettant de vivre; le respect de la CCT et de la Loi sur le travail; le versement des cotisations LPP dues.

L’exécutif de la Ville, qui sous-traite depuis dix ans le nettoyage des latrines publiques à Onet, est aussi interpellé. Rapidement, des négociations sont ouvertes. Les salariés suspendent alors leurs actions publiques. Ils n’en seront pas récompensés: « Tout le monde se refile la patate chaude. Mais rien ne bouge », résume un gréviste.

Briseurs de grève
Chaque jour, les onze nettoyeurs se réunissent dans les locaux du SIT. Ils s’y informent, débattent, décident… et attendent. Pendant ce temps, Onet tente de briser le mouvement: « Pour faire le boulot à notre place, ils ont engagé des temporaires via l’agence Randstad », dénonce un salarié. Le maire de Genève, M. Sami Kanaan, a pourtant interdit expressément l’engagement de briseurs de grève. Sans effet. Les travailleurs s’interrogent: « Qui décide à Genève: est-ce le directeur général d’Onet, M. Frank Blanpain, ou M. Kanaan ? En refusant d’agir, les autorités sont complices ».

Grévistes et syndicat demandent désormais à la Ville de mettre fin au contrat signé avec la multinationale du nettoyage. Dans le but de garantir les emplois et des conditions décentes, ils exigent la réinternalisation du nettoyage des WC publics.

Après plus d’un mois de lutte, les travailleurs n’ont rien perdu de leur détermination. « Tant que justice ne sera pas faite, nous continuerons. S’il le faut, nous durcirons » lâche un gréviste, approuvé par ses camarades. Le ton est posé, les regards sont décidés. Une belle leçon de dignité – qui a besoin de notre solidarité.



Editorial
Les visages de l’austérité

Mardi 19 mars, pour le 38e jour d’affilée, les salariés de l’entreprise Onet n’ont pas nettoyé les WC publics de la Ville de Genève. Depuis le 11 février, ces onze travailleurs sont en grève. Leur revendication: pouvoir vivre de leur travail. Dans une des villes les plus riches du monde, ils doivent survivre avec des revenus situés entre 2200 et 3000 francs nets par mois. Un scandale.

Le 19 mars, les nettoyeurs d’Onet ont bloqué l’accès à plusieurs toilettes publiques, puis manifesté devant le Conseil administratif de la Ville. Ils mettaient ainsi le doigt sur la responsabilité l’exécutif genevois, à majorité de « gauche », qui a privatisé le nettoyage des WC publics il y a dix ans – et se terre aujourd’hui dans un silence honteux. Le mandat a été attribué à Onet – une entreprise familiale marseillaise qui emploie 71 000 salariés à travers le monde entier et dont les pratiques sont loin d’être nettes, comme l’attestent les nombreuses grèves qui ont touché la société en France.

Pour maintenir les emplois et garantir des conditions correctes, les grévistes demandent la réinternalisation du nettoyage des WC. Cette revendication a été appuyée, le 28 février, par une assemblée générale du personnel de la Ville. Dans sa résolution de soutien, l’assemblée exige l’arrêt de toutes les externalisations. « Nous le constatons, dès que des tâches, ou une partie d’un secteur public sont privatisés, les conditions des travailleurs/-euses sont péjorées », explique le document.

La bataille qui se joue au bout du Lac a une portée nationale. Dans tout le pays, des pans du service public sont cédés au privé. Le phénomène est attisé par le dumping fiscal auquel se livrent les cantons.

En mars, le Conseil d’Etat lucernois a annoncé qu’il privatisera le nettoyage des écoles cantonales et des bâtiments publics . Objectif: faire des économies. Sur le dos du personnel, dont les conditions de travail et de salaire pourront être revues à la baisse trois ans après le début de l’externalisation.

Comme le souligne la journaliste de la Zentralschweiz am Sonntag, la privatisation du nettoyage fait partie du « feuilleton des impôts bas » dans le canton de Lucerne. Celui-ci s’est traduit par la multiplication des programmes d’économies – avec notamment la fermeture des écoles durant une semaine supplémentaire en 2016, puis des coupes drastiques dans les subsides aux primes d’assurance maladie.

Cette politique d’austérité a une raison principale: la baisse du taux cantonal d’imposition des entreprises à 12,3%. Un taux parmi les plus bas de Suisse, sur lequel une majorité de cantons veulent aujourd’hui se calquer, stimulés par la Loi sur la réforme fiscale et le financement de l’AVS (RFFA).

Si ces baisses fiscales passent la rampe, elles donneront un coup de fouet aux privatisations. Et les visages marqués des salariés sous-payés d’Onet deviendront ceux de milliers de travailleurs frappés par un regain d’austérité.

La lutte courageuse des salariés d’Onet est donc doublement la nôtre.

La solidarité avec ces collègues doit se combiner avec une campagne résolue contre les cadeaux fiscaux aux grandes entreprises, orchestrés par la RFFA.