Chronique d’une violence ordinaire

de: Journal Services Publics

Entrée au SSP en 1974, Carmen y milite encore aujourd’hui. Depuis plus de 20 ans, cette ancienne salariée des HUG subit intimidations et agressions dans le cadre d’un litige immobilier. Elle a décidé de témoigner de ce sexisme délétère, qui sévit impunément dans un système clanique et conservateur.

Après 25 ans de carrière aux HUG, Carmen subira un licenciement reconnu abusif, une année avant la retraite – faisant les frais des plans de restructurations hospitalières qui se succèdent. Après cet épisode, elle s’engagera plus à fond au sein du groupe syndical des HUG. Son moteur: « la nécessité de combattre à fond les injustices». Son combustible, « l’idéologie du syndicat, approfondie suite aux cours dispensés par le SSP, qui renforcent ma motivation à lutter».

Le 14 juin dernier, Carmen a participé à la grève des femmes. Pour la militante, cette mobilisation a eu l’effet d’un déclic: « J’ai décidé de ne plus courber l’échine ». Carmen a donc décidé de parler. Témoigner de la violence banalisée qu’elle endure depuis 20 ans, dans le cadre d’un litige portant sur un bien immobilier.

Il y a une vingtaine d’années, Carmen décide en effet de renouer avec son canton d’origine, le Valais. Plus précisément la commune de Nendaz, dans laquelle elle a vu le jour. Un lieu qu’elle a dû quitter, il y a quarante-cinq ans, dans la précipitation. La raison ? Carmen est enceinte – un choix qu'elle assume pleinement. Mais dans un canton ultraconservateur comme le Valais, sa grossesse hors mariage est vue « comme une provocation ». Pour vivre sa grossesse et sa maternité sereinement, la jeune femme doit s’exiler. C’est à Genève qu’elle mettra son enfant au monde, avant de reprendre ses études tout en travaillant – puis, licence en poche, d’entrer aux HUG.

Quelques années plus tard, Carmen retourne dans son canton en y acquérant un petit studio. Mais à nouveau, une violence sociale crue l’écarte de sa terre d’origine. « Depuis 20 ans, je subis intimidations, discriminations et violences psychologiques infligées par mes voisins – avec la participation des autorités communales et du système de justice valaisan ».

Marquée dans sa santé mais toujours debout, Carmen a décidé de témoigner de son histoire, dont elle nous livre de larges pans ci-dessous.

Au-delà de ce récit individuel, la militante veut apporter sa pierre à la lutte globale contre les violences faites aux femmes. Car, souligne-t-elle, « cette histoire ne relève pas d’un simple conflit de voisinage, mais d’un comportement sexiste et discriminatoire envers une femme autonome, qui ne répond pas à l’image de l’épouse soumise et dépendante. Il existe des dizaines de Carmen dans cette région. »

Récit

Carmen, psychologue à la retraite, militante syndicale et féministe

« Il y a plus de vingt ans, j’ai acquis un studio en Propriété par étage (PPE) dans un petit village valaisan. Je voulais en profiter le week-end et les vacances pour m'adonner à mes loisirs, puis y prendre ma retraite.
Après quelques années, ce petit rêve s’est transformé en cauchemar.
Tout est parti d’un petit local de rangement, attaché à mon studio et acquis en même temps. Dans le courant de l’année 1995, j’y ai constaté des problèmes d’écoulement d’eau. J’ai donc signalé ces dysfonctionnements à l’administrateur de la PPE. Ce dernier, ignorant ma demande, me propose de racheter le local – une proposition que je vais décliner en lui proposant la vente du studio et du local qui lui est attaché, ensemble. Ce qui relève de la logique pure.
Ce refus va être le départ d’un terrible imbroglio.
Durant près de vingt ans, les copropriétaires de l’immeuble, avec la complicité de son administrateur, vont multiplier les pressions pour me pousser à céder à leur demande – portant uniquement sur le local, où ils voulaient installer une chaudière.
Pour arriver à leur fin, tous les moyens seront bons: engagements non tenus, falsification de procès-verbaux, faux témoignages, pressions pour que je paie des charges exorbitantes pour un local borgne, sans eau ni électricité, et finance des travaux de rénovation pour tout l’immeuble – à l’exception de mes biens ! On va m’imputer des dégâts dans l'édifice, survenus au-dessus de mes biens et à l'extérieur du bâtiment.
Leur but: rendre ce local et le studio impropres à l'usage, afin de les acquérir pour une bouchée de pain. « On te fera regretter ta décision », m’a menacée un propriétaire.
L'administrateur et les copropriétaires vont laisser mon local se dégrader au point que son plafond s’effondre à la suite des écoulements que j'avais signalés. Et ce, alors que je leur avais versé plusieurs milliers de francs censés payer les charges, mais aussi financer les travaux de réfection nécessaires ! Un jour, en arrivant dans mon studio, j’ai découvert le mur de la salle de bain éventré, les tuyauteries mises à nu. Jusqu’à aujourd’hui, je n'ai obtenu aucune information à ce sujet. Les murs imbibés d'eau rendent l'endroit inhabitable.
Le plus dur a cependant été de subir agressions verbales, insultes, humiliations, violences et menaces, de manière répétée.
Lors des assemblées générales, les participants me coupent la parole, me traitant de « racaille ». Une fois, un voisin m’a taxée « d’énorme malhonnête ». Un autre, possédant un fusil militaire m’a menacée de mort à plusieurs reprises.
Lors d'une récente séance, alors que je posais une question, un propriétaire m’a traitée de « garce », « pute, « salope », avant de proférer les menaces suivantes: « Casse-toi à Genève (…) je vais te gifler ». « Si tu reviens à Baar je vais te frapper », a-t-il ajouté en me menaçant du poing. Ce violent épisode s’est déroulé en présence de tous les participants, y compris l’administrateur. Personne n’est intervenu.
Bien qu'ayant admis l'ensemble des propos tenus, mon agresseur n’a subi aucune pénalité. Les frais de justice ont été mis sur le compte de l'Etat du Valais.
Pendant des années, c'est la peur au ventre que je me suis rendue sur place. Aujourd’hui, j’y ai renoncé. Et je n’assiste aux assemblées qu’accompagnée.
Face à une situation qui se péjorait encore, j’ai été contrainte de faire recours à des hommes de loi, faisant là aussi certaines expériences douloureuses. Un avocat m’a, par exemple, donné le conseil suivant: « Vous devez accepter d'être humiliée, insultée. Ils vous roulent dans la farine, mais moi je suis de votre côté ». Avant d’ajouter: « C’est moi l'avocat, je décide de la stratégie, vous n'avez pas besoin de comprendre. Si vous ouvrez la bouche, je vous abandonne à eux, et vous allez voir (...) Je suis un homme important en Valais, trop important et cher pour vous. Je vous défends par gentillesse. »
À la veille d'une audition au tribunal, de manière inattendue et immotivée, cet avocat a abandonné son mandat. Il m’avait été recommandé par mon assurance juridique, Assista – qui pourtant n'est pas entrée en matière pour le remboursement de ses frais!
J’ai aussi dû affronter la complaisance de juges envers mes agresseurs, ainsi que leur partialité face à mes demandes légitimes.
Vingt ans après, l’affaire est toujours devant les tribunaux. J’ai pris un nouvel avocat. Je refuse de payer des charges exorbitantes pour des biens dont je n’ai pas l’usufruit, car ils sont toujours inutilisables. Depuis dix ans, je dois louer un dépôt pour entreposer mes affaires.
Comment de telles attaques peuvent-elles persister durant plus de 20 ans – au vu et au su des autorités communales et de la justice ?
Aujourd’hui, j’interprète mon histoire comme une illustration de l'abus de pouvoir et de l'attitude générale face à « une femme », « une étrangère » dans un système discriminatoire, sexiste et clanique.
2019 est l’année des droits des femmes, de l’égalité et de la lutte contre les violences.Ces mots doivent devenir le moteur d’une société dans laquelle les femmes n'auront plus peur de parler, d'être humiliées, infantilisées ou agressées en toute impunité.
Une société dans laquelle elles n’auront plus à éprouver de honte ni de culpabilité pour exister aux côtés et avec des hommes.
Pour cela, je ne vais plus me taire.»